Le traducteur aux champs

La modestie passe pour la vertu majeure du traducteur. J'en ai manqué lorsque j'envisageais mon premier séjour au Collège International d'Arles. Je ne m'étais pas contenté d'aller en France simplement pour écouter et parler la langue, revoir le pays, me mettre à jour des nouvelles modes en façons de parler. J'ai voulu me faire observateur : à la manière du chercheur qui reste à distance, je comptais contempler les mots, les façons de dire de la langue parlée dans leur contexte vivant, dans la discussion au café, dans les magasins, dans la rue. Plus vivante serait l'expérience de ces pièces de mosaïque couleur du quotidien, plus inventif je serais quand il s'agirait, en traduisant Georges Simenon, de trouver des couleurs équivalentes, mais bien allemandes. C'était un espoir, et j'avoue qu'il était un peu vague.

Je me suis donc principalement installé au Collège international des traducteurs littéraires en Arles, où j'espérais aussi rencontrer des collègues, me sensibiliser en échangeant avec eux des expériences professionnelles. Je comptais en plus revoir un certain nombre d'amis français, dont une famille lyonnaise où je savais les cinq enfants experts en argot des lycées.

Aurais-je dû mieux choisir mon poste d'observateur ? Ils étaient pourtant fort sympathiques, les cafés en Arles que je devais fréquenter par profession pour ainsi dire. Or, il se trouve que les Arlésiens préfèrent les cafés sur le boulevard des Lices, et ce boulevard est si bruyant par le trafic qui y passe que, même en tendant bien l'oreille, on ne capte que des lambeaux de conversation. Et sur la très pittoresque place du Forum, à peine m'étais-je posté à une table voisine d'un petit groupe de jeunes bien français, un vol de touristes venait se percher sur les chaises autour de moi, et cela parlait flamand, hollandais, allemand ou bernois...

J'ai fait des efforts pour me conduire plus sérieusement en observateur. Sans progresser pourtant: de plus en plus, je me voyais comme ce beau sous-préfet aux champs dans l'histoire de Daudet qui, en préparant son discours, n'alla jamais plus loin qu'à son rituel "Messieurs et chers Administrés" et qui, voulant choisir un lieu de travail plus inspiré, finissait par s'enivrer du charme des violettes, des fauvettes et des bouvreuils. Il n'y avait, en Arles, ni violettes, ni fauvettes ou bouvreuils, mais les charmes ne manquaient pas. Et cela ne s'arrêtait pas de me souffler : "Pourquoi t'obstines-tu à capter des brins de langue, à les recueillir dans ton carnet ? Ils y seront aussi tristement desséchés que les fleurs dans l'herbier !" Et ces malins esprits d'ajouter : "Puis, tu le sais bien, il ne sera jamais bien fourni, ton carnet!"

Bon gré mal gré, j'ai fini par comprendre. J'avais voulu éviter l'attitude positiviste de l'universitaire, mais je ne m'étais néanmoins pas contenté d'une simple motivation de traducteur, dont le premier souci sera toujours l'amour de „sa“ langue. Mais comment l'amour peut-il évoluer dans cette attitude distante qu'impliquait nécessairement mon projet ? En m'avisant de cela, j'ai donc cédé aux charmes, j'ai écouté, bavardé, je me suis mis à lire "Le Monde", "Libération", Daudet, Aragon, Queneau, Ponge... Le bain de langue, en somme. Et lorsqu’arriva ce très sympathique collègue de Pologne qui parlait le français mieux que beaucoup de Français, la Pologne, la France vue par un Polonais et tous les pèlerinages à faire en Provence - Van Gogh, Cézanne, Picasso, Aix, la Méditerranée - m'ont fait oublier un peu mon souci des échanges professionnels.

A la fin, surmontant un vieux préjugé contre ces hauts-lieux du tourisme, j'ai fait une promenade à vélo vers le prétendu moulin de Daudet et les Baux. Sur la route qui mène des Baux vers Saint-Rémy de Provence, tout en haut de l'arête des Alpilles, la chaîne du vélo a lâché: un maillon cassé net. Que faire ? Pour mieux réfléchir, je me suis assis sur un roc à quelque distance de la route. Une cigale commençait à chanter tout près de moi, un petit lézard vert filait si vite qu'il me laissait à peine le temps de l'apercevoir, un petit buis de thym sentait fort derrière moi. Et sous le ciel de Provence, d'un bleu fou à cause de la tramontane qui soufflait, mes pensées s'en allaient vers où je ne sais plus. A vingt-cinq kilomètres d'Arles et à mille lieues de mon projet d'observation : me voilà le traducteur aux champs.

© Josef Winiger 1988

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